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De la barbarie a la civilisation: Convention
de l'ONU contre le "génocide"
par M. le Professeur Raphaël Lemkin
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NEW-HAVEN,
Connecticut. -- L'Assemblée générale des Nations
Unies a adopte à l'unanimité, au cours de sa troisième
session, une Convention internationale pour la prévention et
le châtiment du crime du génocide. Ce nom désigne
la destruction systématique de groupes nationaux, religieux ou
raciaux.
La Convention a été accueillie par les populations du monde entier comme ouvrant une ère nouvelle. Et vraiment, à la lumière de la l'histoire des temps passés, moderne et présent, on doit convenir que la Convention est une nécessité absolue. On peut même dire qu'elle vient avec un retard de plusieurs siècles. La nécessité d'une telle loi se faisait déjà
sentir après la tentative d'extermination des premiers chrétiens
par les Romains, puis après que les Chevaliers Teutons eurent
détruit des populations slaves entières et aboli tout
vestige de vie dans certaines régions qu'ils avaient "colonisées",
au nom de la Croix. Cette loi aurait du être passée après
le massacre de près de 18.000.000 d'hommes, de femmes et d'enfants
innocents par les Mongols. Elle s'imposait encore après que
les Sultans de Turquie eurent arraché à leurs parents
1.000.000 d'enfants grecs pour détruire la courageuse nation
grecque et sa vieille civilisation. Cependant, ce ne fut qu'après
l'extermination de 1.200.00 Arméniens au cours de la première
guerre mondial que les Allies victorieux promirent aux survivants de
cet abominable massacre une loi et un tribunal adéquats. Mais
il n'en fut rien.
Il ne serait cependant pas correct
de dire que rien ne se passa, car il est impossible de faire un jeu
politique de la souffrance humaine sans éveiller au moins quelques
réactions. Le génocide impuni de la population arménienne
eut une conséquence directe. En 1921, dans une rue de Berlin,
un jeune étudiant arménien, dont la famille entière
avait été anéantie par les Turcs, prit sa revanche
sur l'ex-ministre de l'intérieur de Turque, responsable du massacre.
Le jeune Arménien, Teliran, tua l'homme d'Etat turc, un certain
Talat Pasha, qui s'était réfugié à Berlin
après la guerre, et y jouissait de l'immunité accordée
aux réfugiés politiques. Le tribunal de Berlin qui jugea la cause fut si ému par le récit que fit Teliran de la tragédie et du deuil national de ses compatriotes, qu'il l'acquitta comme "irresponsable." Ainsi un homme, pour avoir agi au nom de la conscience humaine -- une conscience qui n'avait pas encore trouvé son expression juridique dans le droit international -- était déclare fou. Quelle ironie dans un onde soidisant civilisé Et pourtant, la même ironie
se manifesta de nouveau à Paris en 1927, quand un tailleur juif,
Salomon Schwarzbart, tua un "réfugié politique",
Petlura, qui avait été l'organisateur de nombreux pogroms
contre les Juifs d'Ukraine, en 1918. La famille de Schwarzbart avait
été massacrée au cours d'un pogrom, et l'unique
survivant ne put supporter de voir le meurtrier de sa famille et de
milliers d'autres jouir dans l'impunité des agréments
de la vie parisienne. Schwarzbart se rendit à la police francaise
et fut juge par un tribunal de Paris, qui l'acquitta . . .pour
"démence" également. La conscience humaine, révoltée,
voulait une loi contre le génocide, mais il n'en existait aucune. Après 1'extermination par
Hitler de 6.000.000 de Juifs, de 2 millions 500.000 Polonais, de presque
tous les Bohémiens d'Europe, d'innombrables catholiques et représentants
d'autres religions, les criminels de guerre nazis furent enfin accusés
et jugés à Nuremberg. A cette époque, de nombreuses
plaintes s'élevèrent, du fait que le jugement des criminels
ne reposait sur aucune loi existante, et beaucoup de personnes férues
de légalité se plaignent encore aujourd'hui du fait que
les criminels aient été juges à partir d'une rétroactive.
Il est bon de remarquer, cependant, que les jugements de Nuremberg n'ont
pas apporté une solution complète au problème:
en effet, les criminels n'ont été châties que pour
les crimes commis pendant la guerre, ou en raison d'une guerre d'agression. La question primordiale de la protection des groupes humains menacés
en temps de paix restait ouverte. C'est pour cette raison que les Nations
Unies ont du intervenir dans la jungle des relations humaines et proclamer
au monde que le génocide constitue bien un crime au regard du
droit international. Pour que cette Convention entre en vigueur, il
faut encore qu'elle soit ratifiée par un minimum 20 Nations Membres
des Nations Unies. En ce moment même, les parlements
australien et norvégien discutent les articles de la nouvelle
convention, et l'on peut espérer la ratification officielle de
ces deux Gouvernements à bref délai. D'autres gouvernements
suivront bientôt car la Convention a été soumise,
ou le sera incessamment, à de nombreux parlements pour ratification. La Convention s'appuie sur un puissant
mouvement d'opinion. Elle est fondée sur une résolution
présentée en 1946 par Cuba, l'Inde et Panama, pays qui
peuvent à juste titre se montrer fiers de leur initiative. M.
Herbert Evatt (Australie), Président de la troisième session
de l'Assemblée générale des Nations Unies, tenue
à Paris en automne dernier, a reçu une pétition
en faveur de la Convention, portant les signatures, de 168 organisations
représentant plus de 240.000.000 de personnes de 30 pays. La
pétition émanait de groupes représentatifs de toutes
les religions -- catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes, israélites,
et autres -- et de tous les états de la vie courante -- travailleurs,
patrons, groupes civiques, organisations économiques et chambres de
commerce. Tous sont unis dans ce
A la clôture de l'Assemblée,
M. Evatt a demandé instamment à toutes les Nations Membres
des Nations Unies de procéder sans tarder à la ratification
de la Convention. Le monde entier, et en particulier les amis des Nations
Unies, espèrent que lors de la prochaine session de l'Assemblée
générale, a New-York, en septembre, le Président
pourra annoncer que, la Convention sur le génocide a pris force
de loi, Ainsi sa manifestera la volonté des hommes de substituer
une fois pour toutes la loi du monde civilisé à celle
de la jungle.
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